Oraison
du soir
Je vis assis, tel qu'un ange aux
mains d'un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L'hypogastre
et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables
voilures.
Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,
Mille Rêves
en moi font de douces brûlures :
Puis par instants mon coeur triste est comme
un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.
Puis, quand
j'ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante
chopes,
Et me recueille, pour lâcher l'âcre besoin :
Doux comme le
Seigneur du cèdre et des hysopes,
Je pisse vers les cieux bruns, très haut et
très loin,
Avec l'assentiment des grands héliotropes.
Ma
bohème
Je m'en allais, les poings dans mes
poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal
J'allais sous le ciel,
Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai
rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur,
j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la
Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les
écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais
des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur
Où, rimant au
milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les
élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur
!
Les assis
Noirs de loupes, grêlés, les yeux
cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le
sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des
vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque
ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux
barreaux rachitiques
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces
vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils
vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les
neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur
ont des bontés : culottée
>De brun, la paille cède aux angles de leurs
reins ;
L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée
Dans ces tresses
d'épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts
pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de
tambour,
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches
vont dans des roulis d'amour.
- Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le
naufrage...
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant
lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins
boursouflés.
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
Aux murs
sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Puis ils ont une main
invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge
l'oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce
entonnoir.
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent
à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l'aurore au soir, des grappes
d'amygdales
Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.
Quand l'austère
sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges
fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de
fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d'encre crachant des pollens en
virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu'au fil des
glaïeuls le vol des libellules
- Et leur membre s'agace à des barbes
d'épis.
Rimbaud