La
fontaine de sang
Il me semble parfois que mon sang
coule à flots,
Ainsi qu'une fontaine aux rythmiques sanglots.
Je
l'entends bien qui coule avec un long murmure,
Mais je me tâte en vain pour
trouver la blessure.
A travers la cité, comme dans un champ clos,
Il
s'en va, transformant les pavés en îlots,
Désaltérant la soif de chaque
créature,
Et partout colorant en rouge la nature.
J'ai demandé souvent à
des vins captieux
D'endormir pour un jour la terreur qui me mine ;
Le vin
rend l'œil plus clair et l'oreille plus fine!
J'ai cherché dans l'amour un
sommeil oublieux ;
Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles
Fait pour donner à boire à ces cruelles filles!
Obsession
Grands bois, vous m'effrayez comme
des cathédrales ;
Vous hurlez comme l'orgue ; et dans nos coeurs
maudits,
Chambres d'éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les
échos de vos De profundis.
Je te hais, Océan ! tes bonds et tes
tumultes,
Mon esprit les retrouve en lui ; ce
rire amer
De l'homme vaincu, plein de sanglots et d'insultes,
Je l'entends
dans le rire énorme de la mer.
Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces
étoiles
Dont la lumière parle un langage connu !
Car je cherche le vide, et
le noir et le nu !
Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où
vivent, jaillissant de mon oeil par milliers,
Des êtres disparus aux regards
familiers.
Homme libre, toujours, tu chériras la
mer!
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement
infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins
amer.
Tu te plais a plonger au sein de ton
image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait
quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et
sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et
discrets;
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
O mer, nul ne
connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos
secrets!
Et cependant voilà des siècles
innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remords,
Tellement vous
aimez le carnage et la mort,
O lutteurs éternels, O frères
implacables!
Quand le ciel bas et lourd pèse comme
un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de
l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste
que les nuits;
Quand la terre est changée en un
cachot humide,
Où l'espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant le
mur de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;
Quand la pluie étalant ses immenses
traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet
d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec
furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits
errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement
Et de longs corbillards, sans
tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu,
pleure, et l'angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son
drapeau noir.
Mon enfant, ma soeur,
Songe à la
douceur,
D'aller là-bas, vivre ensemble!
Aimer à loisir,
Aimer et
mourir,
Au pays qui te ressemble!
Les soleils mouillés,
De ces ciels
brouillés,
Pour mon esprit ont les charmes,
Si mystérieux,
De tes
traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n'est qu'ordre et
beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par
les ans,
Décoreraient notre chambre;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs
odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs
profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
A l'âme en
secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n'est qu'ordre et
beauté,
Luxe,calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces
vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde;
C'est pour assouvir
Ton moindre
désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
Les soleils couchants
Revêtent
les champs
Les canaux, la ville entière
D'hyacinthe et d'or;
Le monde
s'endort
Dans une chaude lumière
Là, tout n'est qu'ordre et
beauté,
Luxe,calme et volupté.
Baudelaire